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Pourquoi l’insuline, cruciale face au diabète, reste inaccessible à des millions de patients
Stéphane Besançon, professeur en santé mondiale au Cnam / CEO de l'ONG Santé Diabète et David Beran, chercheur et professeur au sein du service de médecine tropicale et humanitaire des Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG), Université de Genève
Découverte au début du XXe siècle, l’insuline a révolutionné la prise en charge du diabète, transformant une maladie mortelle en maladie chronique. Mais un très grand nombre de patients n’a toujours pas accès à ce médicament essentiel. Pour changer les choses, les gouvernements doivent agir.
Les injections d’insuline ont révolutionné la prise en charge du diabète. Freepik.
La découverte de l’insuline, en 1921, a révolutionné la prise en charge du diabète. De maladie mortelle, cette affection, qui se caractérise par un excès de sucre dans le sang, est devenue une maladie chronique que l’on pouvait désormais traiter.
Pour assurer l’accès à ce médicament vital au plus grand nombre, les découvreurs de l’insuline en ont cédé les droits à leur université pour un dollar symbolique. Pourtant, un siècle plus tard, une partie importante des patients atteints de diabète ne peut toujours pas se procurer cette molécule essentielle.
En 2021, l’Assemblée mondiale de la santé a souligné l’importance de l’accès à l’insuline dans sa résolution visant à renforcer la prévention et le contrôle du diabète. Pourtant, depuis, la situation a peu évolué au niveau mondial.
À la veille du 4e Sommet de haut niveau sur les maladies non transmissibles qui se tiendra à New York le 25 septembre, il est important de rappeler que l’action des gouvernements est cruciale pour garantir que toutes les personnes qui ont besoin d’insuline soient effectivement en capacité de s’en procurer.
Nous avons analysé le rôle que les gouvernements doivent jouer pour y parvenir. Voici ce qu’il faut retenir de nos travaux, dont les conclusions dépassent le cadre de l’accès à l’insuline.
Un médicament vital, mais toujours hors de portée
Découverte il y a plus d’un siècle, en 1921, et utilisée pour la première fois en contexte clinique en 1922 pour traiter un enfant, l’insuline a transformé le destin de millions de personnes atteintes de diabète.
Rappelons que cette hormone est fabriquée par certaines cellules spécialisées du pancréas (les cellules bêta des îlots de Langerhans). Elle permet de réguler la glycémie, autrement dit les taux de glucose dans le sang. L’insuline favorise en effet l’entrée de ce sucre dans les cellules, ce qui en diminue la concentration sanguine. Pour mémoire, il faut distinguer deux types de diabète, le diabète de type 1 (autrement dit, dû à une production insuffisante d’insuline) ou de type 2 (résultant d’une baisse de sensibilité des cellules à l’insuline).
Sur le long terme, les conséquences de l’hyperglycémie chronique, qui concernent principalement le cœur et les vaisseaux sanguins, sont catastrophiques. Elles aboutissent à une augmentation du risque d’athérosclérose, d’infarctus (risque multiplié de trois à cinq fois), d’accident vasculaire cérébral ou d’artérite (inflammation des artères) des membres inférieurs (pouvant mener à l’amputation), d’insuffisance rénale grave ou encore de cécité.
Les deux types de diabète peuvent nécessiter la prise d’insuline, mais pour le type 1 il s’agit d’une question de survie, car sans insuline, cette maladie constitue malheureusement une condamnation à mort. On comprend pourquoi la découverte du rôle de cette hormone, puis son utilisation en tant que médicament, a révolutionné la prise en charge de cette affection. Au point que, dès 1923, les scientifiques qui en ont été à l’origine (Frederick Banting, Charles Best, John Macleod et James Collip) se voyaient remettre le prix Nobel de physiologie (ou, médecine). Depuis lors, la prestigieuse récompense n’a plus jamais été attribuée si rapidement après une découverte…
En 2025, cependant, ce médicament essentiel à la survie des 9 millions de personnes vivant avec un diabète de type 1 et qui participe à une meilleure prise en charge de 63 millions de personnes vivant avec un diabète de type 2 reste inaccessible à une partie importante de la population mondiale.
Des conséquences importantes en matière de santé publique
On estime que, dans l’ensemble, seule une personne sur deux dans le monde a accès à l’insuline dont elle a besoin, et qu’en Afrique cette proportion est encore plus faible, puisqu’elle est estimée à un patient sur sept.
Cette situation, qui concernait essentiellement les pays à revenus faibles et intermédiaires, touche aussi, depuis quelques années, les États-Unis. On estime que le prix très élevé de l’insuline dans ce pays oblige environ 16,5 % des personnes qui en ont besoin à rationner son utilisation (en retardant la prise ou en diminuant la dose, par exemple). Cela correspond à environ 1,3 million d’adultes.
Il est important de noter que cette problématique de l’accès à l’insuline ne concerne pas que le diabète de type 1, mais aussi le diabète de type 2, forme de la maladie qui est en très forte croissance dans le monde. En 2020, on estimait qu’environ 445 millions d’adultes âgés de 20-79 ans vivaient avec un diabète de type 2. Ils seront, selon les évaluations les plus optimistes, au minimum 730 millions dans ce cas en 2025, et 15,5 % d’entre eux devraient avoir besoin d’insuline.
Cette difficulté d’accès est principalement due au prix de l’insuline, mais aussi au manque de disponibilités de ce médicament dans de nombreux systèmes de santé. Or, déterminer les raisons pour lesquelles un médicament est disponible ou non n’est pas toujours simple, car l’accessibilité dépend d’une chaîne complexe dont chaque maillon peut faillir.
Pour y parvenir, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) propose de retenir huit dimensions : la recherche et l’innovation, la production, la réglementation, la mise sur le marché et le remboursement, l’approvisionnement, la prescription, la dispensation et l’utilisation. Dans le cas de l’accessibilité de l’insuline, ce cadre d’analyse nous apprend notamment qu’à chaque étape, les gouvernements ont un rôle important à jouer.
Recherche et innovation : pour que le bien public ne bascule pas vers le marché
Au niveau mondial, les gouvernements investissent des sommes importantes dans la recherche. Ces financements, souvent destinés aux universités, favorisent la découverte de traitements innovants. L’histoire de l’insuline illustre bien l’importance de ce rôle. Son brevet fut cédé par ses découvreurs à l’université de Toronto, où ils officiaient, pour un dollar symbolique, afin d’en assurer un accès universel. L’un d’eux, Frederick Banting, aurait déclaré :
L’insuline ne m’appartient pas, elle appartient au monde entier. (« Insulin does not belong to me, it belongs to the world. »)
Toutefois, une fois entre les mains de l’industrie pharmaceutique, les prix se sont envolés, illustrant les tensions entre brevets, innovation et accessibilité. Aujourd’hui, la production d’insuline est dominée par trois fabricants (Sanofi, Eli Lilly et Novo Nordisk), qui contrôlent 90 % d’un marché estimé à 29,4 milliards de dollars en 2024.
Cette situation limite la concurrence et neutralise l’effet que pourrait avoir sur les prix l’introduction de « biosimilaires » de l’insuline (autrement dit, des « génériques » de cette molécule). Pour cette raison, les gouvernements doivent donc repenser leur soutien à l’innovation.
Il s’agit non seulement de financer la recherche pour de nouvelles technologies, d’envisager une production locale et une production publique, mais aussi de promouvoir des « innovations douces ». Ces solutions moins spectaculaires sont souvent négligées par le secteur privé, mais peuvent pourtant être bien adaptées aux besoins réels. On peut, par exemple, envisager la mise en place de nouvelles approches pour l’éducation thérapeutique des patients, s’appuyant sur les nouvelles technologies, ou l’emploi d’outils d’intelligence artificielle (IA) pour mieux utiliser les données générées par les systèmes de santé.
Régulation et mise sur le marché : harmoniser et simplifier
L’autorisation de mise sur le marché relève d’agences nationales ou régionales, comme l’EMA (Agence européenne du médicament, en anglais l’European Medicines Agency) en Europe ou la FDA (Food and Drug Administration) aux États-Unis. Ces institutions sont essentielles pour garantir la qualité et la sécurité des médicaments, mais leurs procédures restent complexes, notamment quand il s’agit d’introduire des biosimilaires.
Face à la faible action des gouvernements, l’OMS a lancé, en 2019, un programme de préqualification pour l’insuline, destiné à faciliter l’entrée de nouveaux producteurs sur le marché. Pourtant, à ce jour, peu de fabricants ont déposé un dossier. Pour accroître la concurrence, les gouvernements doivent encore harmoniser et simplifier les procédures, tout en soutenant l’entrée de nouveaux fabricants sur les marchés.
La question des prix est tout aussi cruciale. Dans certains pays, les tarifs sont fixés par comparaison internationale. Dans d’autres, cela se fait après des négociations entre l’État et les industriels. Néanmoins, dans la plupart des pays à revenu faible ou intermédiaire, ces politiques sont inexistantes.
Ce manque de transparence grève les capacités de négociation, et aboutit à une inflation des prix non seulement pour les patients, mais aussi pour le système de santé. Pour remédier au problème, les gouvernements doivent développer des mécanismes de fixation des prix d’achat. Ils doivent également garantir un prix abordable (ou, idéalement, la gratuité) pour leurs populations.
Approvisionnement et distribution : le défi logistique
Qu’un médicament soit fabriqué et bénéficie d’une autorisation de mise sur le marché ne suffit pas à assurer son accessibilité. Il faut également qu’il existe des chaînes logistiques permettant de le stocker correctement et de le transporter dans des conditions appropriées, notamment en respectant la chaîne du froid.
La chaîne d’approvisionnement doit également être efficiente et peu coûteuse, afin d’influer le moins possible sur le prix final du médicament. Or, dans de nombreux pays, des problèmes d’infrastructures ou des coûts logistiques élevés viennent gonfler le prix final payé par le patient.
Là encore, le rôle des gouvernements est central. Ces derniers doivent mettre en œuvre les investissements adéquats pour assurer l’efficience de l’infrastructure de leur chaîne d’approvisionnement. Ils doivent en parallèle garantir que sa structuration n’entraîne pas des coûts additionnels pour le système ou les patients.
Prescription et utilisation : renforcer les systèmes de santé
L’insuline ne sauve des vies que si elle est prescrite, dispensée et utilisée correctement.
Or, il arrive qu’en bout de chaîne, les patients atteints de diabète se retrouvent confrontés à des barrières à l’utilisation à cause de divers facteurs, tels que la faiblesse du système de santé, le manque de professionnels de santé ou une disponibilité aléatoire dans les pharmacies.
Les gouvernements doivent investir pour améliorer les systèmes de santé et garantir une prise en charge globale, holistique, du diabète.
Rééquilibrer le rapport de force avec le secteur privé
Pour reprendre la métaphore de l’économiste canadien Henry Mintzberg, la société est comme un tabouret à trois pieds, représentés par le gouvernement, la société civile et le secteur privé. Si les trois pieds ne sont pas au même niveau, l’équilibre est rompu. Or, c’est exactement ce qui se passe dans le cas de l’insuline. Le secteur privé impose souvent ses règles, au détriment de l’intérêt général.
Face à cela, les gouvernements doivent assumer pleinement leur rôle de contre-pouvoir. Ils ont entre leurs mains les leviers pour changer la donne. Ils doivent investir dans la recherche et l’innovation, réguler un marché trop concentré, financer des systèmes de santé solides et protéger les patients contre des prix abusifs.
Sans une action déterminée, les inégalités continueront de se creuser. L’insuline est un symbole. Elle incarne à la fois les promesses de la médecine moderne et les inégalités criantes dans l’accès aux soins. Garantir son accessibilité n’est pas seulement une question de santé publique : c’est un enjeu de justice sociale et de droits humains.
Plus d’un siècle après sa découverte, il est temps que l’insuline devienne enfin ce qu’elle aurait toujours dû être : un bien public mondial, accessible à toutes et à tous.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
