Revue de presse

Impossible is nothing... Qu'il s'agisse de jouer aux jeux vidéo avec un handicap ou d'être interviewé par Technikart !

16 décembre 2023

Jérôme Dupire est maître de conférences au Cnam et enseigne à l'Enjmin. Côté recherche, il fait partie du Centre d'études et de recherche en informatique et communications (Cédric) et plus précisément de l'équipe "Interactivité pour lire et jouer". Spécialiste des questions d'accessibilité des jeux vidéo aux personnes en situation de handicap, Technikart lui a laissé part belle dans son supplément annuel "Jeux vidéo et numériques" ! À lire ici !

Selon des estimations de Microsoft, 400 millions de joueurs seraient en situation de handicap, soit près de 15 % des joueurs de jeux vidéo dans le monde. Quelles sont les problématiques que ces joueurs et ces joueuses rencontrent, et comment serait-il possible d’y remédier ? Nous avons rencontré Hichem, un DJ et gameur plus connu sous le pseudonyme DJ H. (@djhofficial), qui comptabilise pas moins de 12 000 abonnés sur sa chaîne YouTube où il sensibilise le plus grand nombre aux enjeux du handicap dans le monde du jeu vidéo. Avec lui, Jérôme Dupire, Maître de conférences et directeur de recherche sur les sujets de l’accessibilité numérique et de l’accessibilité des jeux vidéo au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). Il est également le co-fondateur et le président de l’association CapGame qui promeut l’accessibilité des jeux vidéo en direction des joueurs et joueuses en situation de handicap.

HICHEM, peux-tu nous expliquer ton handicap et comment tu es tombé dans le monde du jeu vidéo ?
DJ H. : Je suis né avec un handicap moteur causé par une mauvaise oxygénation de mon cerveau durant quelques minutes. Cela m’a fait perdre l’usage de mes mains et rendu mon élocution plus difficile. En revanche, je tiens à préciser que je n’ai aucun problème intellectuel et que je ne suis pas malade, car beaucoup de gens confondent le handicap et la maladie. Lorsque j’étais enfant, étant donné que je n’avais pas l’usage de mes mains, mes parents m’ont mis sur un ordinateur pour que je puisse apprendre à lire et à écrire. Comme je me débrouillais bien, ils se sont dit que les jeux vidéo pour enfants seraient une bonne alternative aux jouets qu’il m’était très difficile de manipuler. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a plus de 30 ans, il n’existait aucun matériel adapté pour les joueurs handicapés. À cette époque, c’était très difficile pour des gens comme moi d’accéder aux jeux vidéo. Il n’y avait aucune installation qui permettait l’accès aux espaces de jeu, ni de volonté d’inclusion des handicapés par l’industrie elle-même. C’est donc mon père qui, dès le début des années 1990, a adapté le support d’une souris d’ordinateur pour que je puisse contrôler l’ordinateur avec mes pieds. C’est comme ça que je suis tombé dans le jeu vidéo, même si les débuts n’ont pas été simples du tout. Mais grâce à l’inventivité de mon père on s’est adaptés à l’évolution des consoles, de leurs manettes et des interfaces de jeu. Ça nous a pris du temps pour parvenir à un résultat vraiment satisfaisant, mais on y est finalement parvenus.. 

En matière d’inaccessibilité pour les personnes en situation de handicap, le jeu vidéo se caractérise-t-il par des conditions d’entrées supplémentaires ? Jérôme Dupire : Tout ce que la société produit, est pensé pour des utilisateurs avec un fonctionnement optimal, dans le sens où leur motricité, leur perception auditive, visuelle, ou leur cognition ne rencontrent aucun problème. Dès qu’on déroge un petit peu à ce modèle de référence, les questions d’accessibilité surgissent et leur nombre est proportionnel au degré d’interactivité du produit proposé. Or, il se trouve que dans le jeu vidéo, on est dans un système qui est par nature tourné vers une interactivité forte. Au-delà même de ce qu’on avait jusqu’à présent dans l’art, où l’on était presque « uniquement » sur de la perception, compréhension, interprétation, ce qui n’empêchait pas l’inaccessibilité, mais n’était pas aussi rédhibitoire que peuvent l’être la plupart des jeux vidéo qui sollicitent, en plus, la planification, la stratégie, la prise de décision et l’action motrice. Le jeu vidéo a cette particularité d’être très multimodal ; c’est-à-dire de solliciter plusieurs modes d’interactivité à la fois : le son, l’image, la motricité physique, les capacités cognitives, etc. Certains jeux, bien que ce ne soit d’ailleurs pas un gage de réussite ludique, vont parfois les stimuler toutes en même temps. Le jeu vidéo est un agglomérat de tout ce que l’Homme est capable de réaliser avec son corps et son esprit. Le ticket d’entrée est donc, dans la majorité des jeux, très élevé. J’aime bien la Loi de Pareto qui, en théorie des probabilités, prévoit qu’en agissant sur 20 % des causes cela permet de résoudre 80 % du problème. Des ajustements minimes permettraient d’agir de façon substantielle sur les problèmes d’accessibilité. Aujourd’hui, la charge de la résolution du problème repose sur les personnes en situation de handicap à qui l’on demande de devenir des experts de la question. Et c’est d’ailleurs ce qu’elles font. Puisque personne ne se souciait de cette problématique, elles se sont emparées du problème comme elles ont pu lorsque c’était possible. Car nous ne sommes pas naïfs. Nous ne visons pas la mise en accessibilité de tous les jeux vidéo à destination de toutes les personnes en situation de handicap. Certaines choses seront quoi qu’il en soit inaccessibles par nature. Mais il suffit de presque rien pour inclure presque tout le monde. 

Qu’est-ce que le jeu vidéo représente dans ta vie et comment t’influence- t-il encore aujourd’hui ? 
DJ H. :
Le jeu a toujours été une passion pour moi. Il m’a aussi permis de m’évader complètement de mon handicap. En jouant, je m’oubliais, je prenais du plaisir. C’était comme une fenêtre ouverte ; un grand courant d’air frais me permettant de penser à autre chose. Et puis ça a aussi été une façon de me découvrir. Il y a trente ans, quand j’étais adolescent, je n’avais aucun ami, J’appréhendais beaucoup d’aller vers les personnes de mon âge. D’une certaine façon, ce qui était une passion ludique s’est transformée en un mode de vie, et ma vie a véritablement changé quand j’ai commencé à acquérir une petite notoriété en me filmant en train de jouer aux jeux vidéo. En fédérant une petite communauté, j’ai peu à peu gagné en visibilité et mon existence a pris un autre tour. Je suis rentré en contact avec beaucoup de personnes ; qu’il s’agisse des personnes en situation de handicap comme moi, qui trouvaient enfin une histoire leur faisant écho, ou des personnes plus influentes, à qui il m’était donné la possibilité de faire passer des messages pour défendre notre cause. Récemment j’ai fait la connaissance des ministres Bruno Le Maire et Amélie Oudéa-Castéra qui ont été sensibles à mon discours et m’ont fait part de leur soutien à l’industrie E-sport en France. Ce sont toutes ces rencontres qui font que je suis devenu aujourd’hui influenceur pour le compte de PlayStation France et Xbox France, et ainsi permettre de faire évoluer l’industrie sur ces questions. Je dirais que finalement, le jeu vidéo m’a permis de développer mes compétences sociales de façon prodigieuse. Comme la majorité d’entre nous, ce que je souhaite, c’est de sortir de ma bulle, rencontrer des gens, et me concernant c’est au travers des jeux vidéo et des réseaux sociaux que j’ai osé aller vers des gens, que j’ai développé ma confiance en moi, ma capacité de résilience, mes capacités de communication. Le fait de se montrer participe d’une représentation de soi dans l’espace public. Or, c’est précisément le problème du handicap. Il tend souvent à invisibiliser les gens qui en sont atteints. Faire partie de cette première vague d’adeptes du partage de vidéos en ligne est très gratifiant, car cela a permis à de nombreuses personnes de se sentir encouragées et libérées en voyant que d’autres s’exposent librement sur la toile. Tout ça, bien évidemment, a été rendu possible grâce à Internet. Je dois le reconnaître, 
la technologie a eu un impact immense dans mon parcours et mon succès. Comme je le disais dans une de mes vidéos YouTube, cela dépend de l’utilisation qu’on en fait. Si on utilise mal une perceuse, on peut se blesser. Si on s’en sert pour fabriquer une maison, c’est un outil révolutionnaire. On me dit beaucoup que les jeux vidéo isolent, mais dans ma situation, c’est paradoxalement l’inverse. J’ai choisi d’en faire un outil de rencontre, un véritable moyen social. Sans les jeux, je n’aurais jamais pu rencontrer les amis qui sont les miens aujourd’hui.  

Jérôme, en tant que président de l’association CapGame, quels sont les niveaux d’action possibles qui permettraient de rendre les jeux vidéo plus accessibles aux personnes en situation de handicap ?
J.D. :
Je vois trois niveaux d’action possibles. Le premier touche à la phase de développement des jeux. Typiquement, si on n’a pas prévu les sous-titres, l’adaptation de leur taille, etc. dans un jeu, on ne peut pas le faire a posteriori. Pareil, si on n’a pas prévu l’enregistrement à n’importe quel instant de la partie pour permettre à des personnes ayant un temps de concentration limité de pouvoir le faire, alors ces personnes seront de facto exclues du jeu. Ces fonctionnalités-là sont des exemples parmi tant d’autres. Leur disponibilité dans les jeux dépend entièrement des équipes de développement. Or leur mise en place est somme toute assez minime. Ensuite, il y a un autre niveau d’action qui lui, touche à l’adaptation des dispositifs d’interaction. Je parle ici de l’adaptabilité de certains accessoires avec les consoles ou les terminaux de jeu. Est-ce que je peux par exemple brancher sur une console un outil qui sera plus adapté à mes besoins, comme une souris ou bien un joystick ? Est-ce que le fabricant du terminal a prévu des points d’entrées pour ces outils exotiques qui étendent la possibilité d’adaptation des joueurs ? Enfin, il y a des solutions tout simplement humaines, qui touchent aux configurations du jeu, et qui 
sont beaucoup plus méconnues, mais tout aussi déterminantes. Avec l’association (CapGame), on essaie de sensibiliser le grand public à des alternatives telles que le binôme. Deux personnes contrôlent un personnage. Chaque personne a accès aux contrôles qu’il est capable de gérer. Cela peut être une personne valide et une personne en situation de handicap, ou bien deux personnes en situation de handicap pouvant unir leurs forces. Typiquement, l’une va déplacer un personnage pendant que l’autre s’occupera de viser et de tirer pour que le ballon aille dans l’en-but. Ça, c’est de la mise en accessibilité qui ne dénature par la proposition 
de base d’un jeu de foot ou bien d’un FPS par exemple. Cela ne demande aucun développement technologique particulier. De surcroît, cette solution crée une relation entre deux humains. Elle incite à travailler une certaine synchronisation et donc une communication en temps réel qu’il convient d’entraîner. Ces configurations de jeu, à hauteur des capacités des joueurs, sont extrêmement intéressantes puisqu’elles incluent des personnes dont les actions sont peut-être limitées mais dont la contribution devient déterminante. L’autre avantage de ce genre de configurations de jeu est qu’il en existe autant que l’inventivité le permet. Aujourd’hui, il y a un truc assez magique qui se passe dans l’industrie, aussi bien chez les petits studios indépendants que chez les gros éditeurs, c’est que les gens communiquent ensemble. Ils se partagent des bonnes pratiques que chacun peut se réapproprier et enrichir. Ils sont conscients que dans cette histoire il ne peut y avoir que des gagnants. La compétition est absolument bienveillante et je crois que c’est une des raisons pour laquelle les choses avancent très vite depuis quelques années. L’esprit, je l’espère, est en train de changer. 

Benjamin C.E
Technikart spécial Jeux vidéo & numérique
Décembre 2023