Cycle de séminaires "L'autonomie et les fondements normatifs de la justice"

1ère séance : "Le corps impropre: une problématisation de l'autonomie"

15 octobre 2024
14h

Intervenant·es : Paula Lorelle (Ater, Aix-Marseille Université, Centre Gilles-Gaston Granger) et Jean-Baptiste Vuillerod (chercheur FNRS, Université de Namur, Centre Arcadie).

Séminaire de travail

L’autonomie et les fondements normatifs de la justice

En France, l’autonomie est le terme qui, depuis le début des années 2000, désigne les politiques d’accompagnement de la perte d’autonomie des personnes âgées mais aussi des personnes en situation de handicap. D’abord présenté comme une tentative de dépasser les critiques sociales adressées à la notion de « dépendance », jugée trop stigmatisante, et qui prévalait jusqu’alors, le terme « autonomie » a, par la suite à son tour, suscité de nombreuses insatisfactions et résistances dans le milieu des personnes concernées comme dans le monde scientifique. Pour les premières, les critiques portent principalement sur le fait que la notion ne rend pas compte de la réalité de personnes dont les capacités, notamment à être incluses en milieu ordinaire, sont fortement limitées ou inexistantes. L’appropriation de la notion d’autonomie par l’action publique visait avant tout à signaler l’ancrage des politiques, dans la dimension « capacitaire » de cette notion. Elle se trouvait en cela (et se trouve encore aujourd'hui) globalement en ligne avec l’orientation des politiques sociales, relayée par une partie des acteurs de la société civile. 

      L’attachement de l’action publique à des concepts ou idées spécifiques affiche une orientation des politiques. Il s’agit là de logiques d’institutionnalisation des termes et des idées qu’ils incarnent. Pour autant, ces choix d’affichage sont alimentés par les débats qui se nouent dans le domaine des idées, que cela soit en philosophie, en éthique ou dans des domaines des sciences sociales ou juridiques. Les débats entre spécialistes déplacent, ou plutôt construisent, les sens. Dans un sens plus sociologique et, en partie également, plus historique, la circulation des termes et des débats dans des univers sociaux – professions, spécialités, groupes sociaux, régions, types d’institutions, etc. –implique également des déplacements dans les sens attachés à une notion comme l’autonomie.

      Le séminaire de recherche »L’autonomie et les fondements normatifs de la justice« se veut résolument interdisciplinaire. Il propose cette année de repartir des débats qui, dans le cadre de la philosophie sociale et politique contemporaine, ont récemment participé de ces  reconfigurations de sens concernant l'autonomie envisagée dans son lien à la notion de dépendance. Cela implique de réinscrire les usages actuels de ces concepts dans une histoire plus longue, qui plonge en réalité ses racines dans la modernité et ses propres fondements normatifs.

      De Rousseau jusqu’à Rawls en passant par Kant, et ce en dépit des importantes variations d’approche à laquelle elle a pu donner lieu, la notion d’autonomie représente en effet une figure centrale de la pensée morale et politique moderne. Par autonomie, il faut en un sens minimal (permettant d’inclure le concept rousseauiste de liberté morale dans cette tradition) entendre ici la capacité humaine d’obéir à une loi édictée par la raison. L’autonomie se présente alors comme une capacité universelle en même temps que comme une norme ayant, dans la modernité libérale, acquis valeur de fondement de la justice : c’est parce qu’il se définit comme un sujet rationnel que tout être humain se doit, quelle que soit sa condition, d’être reconnu comme un sujet de droits égal à tous les autres.

      Or si ce thème fondamental de l’autonomie n’a pas disparu des débats contemporains, il a, à partir de la fin du 20ème siècle, fait l’objet de nombreuses critiques dans le champ de la philosophie sociale et politique. Formulée dans le cadre des théories de la reconnaissance, des théories féministes et des théories du care, ce que ces critiques entendent mettre au jour, c'est en effet l'occultation, à travers cette compréhension purement rationnelle et individualiste de l’autonomie, d'une dimension fondamentale de la subjectivité comme de l’autonomie elle-même. A savoir, le fait qu’elles représentent moins une donnée qui serait constitutive de tout sujet qu’une construction se jouant elle-même à travers les relations intersubjectives et sociales. De cette critique du concept classique d’autonomie et sa reconstruction sur de nouvelles bases – attentives à l’expérience et au vécu des individus comme à leurs propres capacités et conditions de vie – résulte ainsi une conception alternative de l’autonomie que des autrices féministes comme Catriona Mackenzie et Natalie Stoljar ont pu qualifier de « relationnelle » [1] et un théoricien de la reconnaissance comme Axel Honneth de « décentrée »[2]. 

      En participant à l’élaboration d’une conception élargie de l’autonomie, la philosophie sociale et politique contemporaine a ainsi jeté les bases pour une approche pluridisciplinaire de l’autonomie envisagée dans sa propre relation à la vulnérabilité et à la dépendance. Et elle a ce faisant déplacé les termes à partir desquels il convient d’interroger les conditions réelles (symboliques, matérielles et institutionnelles) de la justice sociale et de la solidarité, dès lors qu’on admet que l’autonomie constitue moins un a priori qu’une visée normative des sociétés démocratiques. 

      Mais il y a également une autre dimension décisive que l’on peut dégager des débats sur l’autonomie dans le champ de la philosophie sociale comme de la sociologie et de la psychologie contemporaines. À savoir la manière dont certains auteurs (à commencer par Alain Ehrenberg[3] ou, dans son sillage, Axel Honneth[4]) ont pu montrer que, dans le cadre des sociétés néolibérales, la puissance normative de l’autonomie s’était en quelque sorte inversée en une nouvelle injonction. Tout se passant à cet égard comme si d’idéal normatif, l’autonomie s’était métamorphosée en un nouveau devoir, d’autant plus retors qu’en se fondant une compréhension purement individualiste et a-sociologique de l'autonomie, il vise à rendre tout individu responsable de sa propre situation et à disqualifier par là les institutions sociales de l'aide et de la solidarité.

C’est à l’articulation de ces différents axes de questionnement – qui lient étroitement philosophie et sciences sociales – qu’il s’agit aujourd’hui d’appréhender la problématique de l’autonomie ainsi que les usages sociaux de ce concept dont on voit qu’il se révèle en réalité « essentiellement contesté ».

 Le séminaire de travail « L’autonomie et les fondements normatifs de la justice et de la solidarité »  s'inscrit dans le cadre du projet de recherche Aurelia (Autonomy Regimes in Long-Term Care: Instrumentation and Territories du programme PPR Autonomie). Il a pour vocation de constituer un cadre de réflexion sur l’origine, l’actualité et la dynamique des débats normatifs sur le rôle de  la notion d’autonomie dans les politiques sociales, au sens large. Ce séminaire a ainsi d’abord pour but de créer des ponts entre les espaces académiques des sciences sociales (sociologie, science politique, science économique) qui travaillent la dynamique de l’action publique avec les sciences humaines qui s’intéressent aux concepts et à leur évolution (philosophie, philosophie sociale, éthique, histoire, histoire des idées). Il a aussi pour vocation, plus appliquée, de proposer un tour d’horizon cartographique (le plus exhaustif possible) des développement normatifs, entendus au sens des liens aux valeurs et aux régulations, autour de la notion d’autonomie dans le champ de la solidarité. 

Les séances auront lieu au Conservatoire National des Arts et Métiers à Paris, avec des interventions de 45 minutes maximum en vue de laisser du temps pour les discussions.

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