Questions à Iraj Mortazavi du laboratoire de modélisation mathématique et numérique (M2N)

Limiter la pollution de nos voitures grâce aux mathématiques

Iraj Mortazavi nous parle aujourd’hui de la façon dont les mathématiques et la modélisation numérique peuvent répondre à une préoccupation actuelle majeure : limiter la pollution causée par les véhicules terrestres et ainsi correspondre aux exigences écologiques fixées par nos institutions.
Iraj Mortazavi, actuellement enseignant-chercheur au laboratoire de modélisation mathématique et numérique (M2N) du Cnam est ingénieur de formation. Spécialiste de la mécanique des fluides numérique, des techniques Vortex et de la dynamique tourbillonnaire, il se considère comme un passeur entre ingénieurs, mathématiciens et physiciens. Ses recherches l’ont notamment conduit à participer à la conception des véhicules terrestres de demain. Voyage au centre de la modélisation numérique…


Comment un ingénieur devient-il un mathématicien ?

Tout d’abord ingénieur, je me suis ensuite spécialisé en méthodes numériques et suis petit à petit devenu un utilisateur de méthodes mathématiques complexes dans le but de répondre à des questions de physique ou liées aux sciences de l’ingénieur. Je me définis comme un « passeur » car je fais le relai, par le biais de mes recherches, entre ces deux univers : j’aide les ingénieurs à résoudre leurs problèmes en utilisant les mathématiques mais attention, au sens numérique du terme. Je suis un numéricien.


Numéricien ?

C’est la personne qui utilise les méthodes mathématiques de façon discrète… Non, pas en se cachant, mais dans le sens de « non continu » : je prends les équations que l’on ne sait pas résoudre de façon classique, dite « en continu », que je transforme en un univers de points. Ces méthodes permettront au moins d’approximer ces équations et, grâce à un ordinateur, de répondre à une question physique ou mécanique.
Concrètement, spécialiste de la mécanique des fluides numérique, j’essaye de concevoir les outils de calcul qui permettront la compréhension du phénomène que l’on veut étudier pour ensuite pouvoir « prédire » les choses. Enfin, viendra l’étape de contrôle des phénomènes.


À quel domaine industriel peut-on appliquer ces méthodes ?

Prenons le cas de l’industrie automobile : les véhicules terrestres qui consomment du carburant sont très polluants et en partie responsables des risques sanitaires liés à la pollution et du phénomène de dégradation de notre planète bientôt irréversible. Je travaille avec les constructeurs automobiles dans le but de créer des méthodes numériques de résolution permettant de comprendre, de prédire et de contrôler un phénomène physique : l’aérodynamique. En effet, plus les véhicules terrestres seront performants d’un point de vue aérodynamique, moins ils consommeront et donc, moins ils pollueront.


Qu’est-ce que la performance aérodynamique ?

J’étudie l’écoulement des véhicules en mouvement ; c’est-à-dire l’air qui glisse autour de l’objet lorsque celui-ci bouge. Le véhicule, pénétrant dans l’air, le perturbe et créé un écoulement turbulent et tourbillonnaire autour de lui. C’est la même chose pour les avions, seulement, allant très vite, ce phénomène est moins complexe que pour une voiture roulant entre 100 et 130 kilomètres par heure. Pour vous donner un exemple concret, si vous tenez par la fenêtre un foulard lorsque vous roulez sur l’autoroute, vous le verrez faire des mouvements dans tous les sens, se comporter de façon chaotique. Il en va de même pour la voiture toute entière. J’étudie également la « traînée » qui est la force de résistance de l’air au mouvement du véhicule. Car moins un véhicule créé de turbulences et mieux il pénètre dans l’air, moins il consomme de carburant.


Pourquoi un constructeur automobile, qui par ailleurs a des équipes Recherche & Développement (R&D), fait-il appel à vous, chercheur universitaire ?

Évidemment cette problématique fait partie des questions qui occupent les équipes R&D. Nous, nous apportons une méthode de recherche complémentaire de leur travail, qui est une expertise approfondie en matière de modélisation numérique. Une question récurrente est : comment obtenir la forme aérodynamique la plus optimale pour réduire la trainée aérodynamique autour du véhicule ? Cela serait simple si la forme finale de la voiture, son esthétique, n’avait pas d’importance… Sauf qu’aujourd’hui, l’esthétique d’un véhicule, critère majeur d’attraction commerciale, est aussi importante pour les constructeurs que leur besoin de répondre aux normes limitant la pollution fixées institutionnellement. Donc, nous n’inventons pas une forme mais nous travaillons à partir de celle validée par les designers et les commerciaux. Le but va être d’essayer de la rendre la plus performante aérodynamiquement possible, en la modifiant le moins possible. Et les méthodes de modélisation numériques sont parfaites pour ce genre d’opérations très minutieuses et qui demandaient jusque-là de très coûteuses expérimentations en souffleries, par exemple.


Aujourd’hui avec quel constructeur automobile collaborez-vous ?
 
En octobre prochain, nous entamerons une collaboration avec PSA Peugeot Citröen. Je vais encadrer un doctorant en thèse PSA ; c’est comme une convention industrielle de formation par la recherche (Cifre) sauf qu’elle n’est pas financée par l’État mais par l’industriel lui-même. À cheval entre les services R&D et conception, le but sera de développer des outils de simulation numériques pour voitures réelles avec les équipes R&D, utilisables ensuite par les ingénieurs de la conception.


S’agit-il de créer de nouveaux outils de A à Z ?

Non, les outils existent déjà mais ils ne sont pas algorithmiquement performants pour la conception. Nous ambitionnons de transformer ces outils en outils opérationnels. Le but étant qu’à la fin de la thèse, ces outils soient utilisables par les ingénieurs de la conception pour une voiture réelle. Dans notre cas, nous aimerions que ces outils fassent office de souffleries numériques qui permettraient de concevoir toute l’aérodynamique d’un véhicule réel en comprenant les phénomènes de forces et les comportements physiques afin de pouvoir prendre des décisions claires par rapport aux nouvelles formes proposées.


In fine, ces outils remplaceront-ils complètement les souffleries ? Et qu’adviendra-t-il des personnes qui y travaillent aujourd’hui ?

Non, ils ne nous dispenseront pas de l’utilisation des souffleries. Par contre, ils déplaceront leur utilisation à des cas où l’on a besoin de validation expérimentale sur des points très précis et de ce fait, déplaceront les compétences scientifiques demandées aux employés des souffleries. Avec le développement des outils numériques, nous avons un très grand besoin de chercheurs, d’informaticiens et d’ingénieurs car ces machines ne sont pas automatiques ; elles demandent une réflexion avancée critique par rapport à leur comportement et la programmation.


Le chercheur travaillant pour l’Industrie peut-il avoir des considérations éthiques ?

Je pense que tout chercheur doit avoir une éthique mais, entre une compétition féroce et l’avalanche d’informations sous laquelle nous sommes noyés, certains ne prennent pas le temps de prendre du recul, de réfléchir et de penser à ces aspects éthiques pourtant fondamentaux. Je pense que toutes ces inventions, quel que soit le domaine scientifique auquel elles appartiennent, doivent être réalisées dans l’intérêt de l’Humain, de son bien-être, de son évolution. Il n’est pas question non plus, à l’inverse, de refuser en bloc tout changement ou nouveauté technologique ; il faut bien que nous évoluions ! Je pense que tout réside dans la question du choix…


Et du côté des industriels ?

Je crois qu’il ne faut pas hésiter à aborder, de façon subtile, ces questions car ils sont beaucoup plus humains qu’on ne le pense. Malheureusement, il ne faut pas oublier que le secteur de l’industrie automobile est extrêmement concurrentiel et que fabriquer le moins cher possible reste un des objectifs des constructeurs automobiles. Mais aujourd’hui, cette compétition est multi-tête, multi-dimensionnelle, et la connaissance scientifique et technique est primordiale. Chaque pays a son « domaine d’excellence » comme, par exemple, la robustesse et la fiabilité pour l’automobile allemande. La France, elle, se démarque par des véhicules alliant de bonnes propriétés techniques et aérodynamiques à un design soigné, et à un prix moindre, la fameuse french touch. Vous comprenez donc pourquoi les constructeurs s’intéressent de très près à nos méthodes de modélisation numérique…


Tous les écoliers de France se sont un jour demandé à quoi pouvaient bien servir les équations, les identités remarquables et autres vecteurs dans la vie de tous les jours. Les travaux des chercheurs du M2N sont un parfait exemple de la façon dont les mathématiques et la modélisation numérique peuvent servir concrètement une cause qui nous concerne tous : continuer à faire rouler les véhicules qui nous sont indispensables tout en tentant d’enrayer le phénomène de dégradation majeure de notre environnement et au-delà, de notre planète. À quelques mois de tenue à Paris de la Conférence des parties de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP 21), cette problématique est plus que jamais dans l’air (impur) du temps…